Source : Libération

Par Luc Mathieu et Chloé Pilorget-Rezzouk

A la suite de l’annonce du retrait des troupes américaines en Syrie, le Quai d’Orsay envisage de rapatrier les combattants islamistes et leurs proches : environ 120 personnes sont concernées, dont une majorité d’enfants.

Il y a quelques semaines, un tel changement de doctrine était encore impensable. Mais l’annonce inattendue, fin décembre, du retrait prochain des troupes américaines de Syrie a radicalement rebattu les cartes géopolitiques. Et conduit la France à revoir sa position sur le sort des jihadistes français et de leurs familles détenus en Syrie. Jusqu’à présent, Paris s’était toujours opposé à leur retour, estimant qu’ils devaient être jugés sur place et y purger leur peine. Seul le retour des enfants – avec l’accord de leur mère – était envisagé. Encore cet été, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, déclarait au sujet de Mélina Boughedir, Française de 27 ans condamnée en Irak à vingt ans de prison : «Quand on va à Mossoul en 2016, c’est pour combattre. Mme Boughedir sera donc jugée sur les lieux de ses exactions. C’est la logique normale.»

La «logique normale» a fait son temps : le gouvernement envisage désormais un rapatriement de ses ressortissants, comme l’a annoncé le Quai d’Orsay mardi, même si «plusieurs options» restent examinées. Aussi soudain soit-il, ce virage à 180 degrés n’est pas étonnant, selon Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme : «La France n’a plus le choix. Compte tenu de l’instabilité de la région, le risque est immense de voir ces individus se disperser car rien ne garantit que les forces kurdes réussissent à les maintenir en détention. Si on applique un simple principe de précaution, mieux vaut les avoir sous la main de la justice en France, hors d’état de nuire, que là-bas.»Jeudi, la garde des Sceaux a précisé que ces ressortissants étaient «principalement des enfants». Selon nos informations, sur les quelque 120 concernés, plus de 70 seraient mineurs. Et «75 % d’entre eux auraient moins de 7 ans», a indiqué Nicole Belloubet sur RTL. Quelques-uns sont orphelins. «Ça fait longtemps que les familles demandent à ce qu’on vienne en aide à leurs petits-enfants emmenés ou nés sur zone de guerre. Ces derniers temps, elles étaient assez désespérées… On ne peut pas encore dire qu’elles sont soulagées, mais c’est un espoir réel de voir ces enfants sauvés d’une situation désespérée», réagit Me Martin Pradel, qui défend plusieurs mères parties rejoindre l’Etat islamique. La situation humanitaire n’a cessé de se détériorer dans le Nord-Est syrien, où le froid de l’hiver a tué en deux mois au moins 29 enfants dont les familles fuyaient les combats, a alerté l’ONU.

«Suivis très lourds»

La prise en charge de ces jeunes mineurs, particulièrement complexe et délicate, constitue un «défi», estime l’avocat. Lorsqu’ils atterrissent en France avec leurs parents – immédiatement judiciarisés – ces enfants sont placés sous la protection du parquet de leur lieu d’arrivée (principalement la section «mineurs» du parquet de Bobigny, dont dépend l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle). Puis ils sont, dans la plupart des cas, placés en famille d’accueil au moins provisoirement. Juges des enfants, éducateurs, psychologues… «Les impératifs de suivi sont très lourds. Tout cela nécessite du temps et met l’institution à l’épreuve de moyens qui sont déjà jugés insuffisants», rappelle Me Pradel.

Côté majeurs, on ne connaît pas la proportion de femmes et d’hommes, mais tous seront judiciarisés à leur arrivée. «La plupart des hommes sont formés au maniement des armes et aux explosifs, certains ont commis des exactions, d’autres ont participé à la propagande de l’organisation terroriste… Des profils variés, mais en grande majorité dangereux», décrit Jean-Charles Brisard. «Ceux qui reviendront […] seront mis en prison», a assuré le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, mardi. «Il n’y a pas d’inquiétude particulière à avoir», assure-t-on à la chancellerie concernant ces «revenants». Ceux qui seront placés en détention passeront par les quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) pour déterminer la suite de leur parcours carcéral.

Depuis quelque temps, les autorités kurdes ne cessent de répéter qu’elles n’ont pas vocation à garder les jihadistes étrangers sur leur territoire et qu’ils doivent être renvoyés dans leurs pays d’origine. Des accords en ce sens ont été passés avec certains pays, dont la Russie et l’Indonésie. Les Etats-Unis ont également rapatrié plusieurs de leurs combattants. Mais la grande majorité des autres pays refusent pour l’instant de les imiter. Au total, combien de ressortissants étrangers sont actuellement prisonniers en Syrie ? Les derniers chiffres datent d’octobre. Ils sont impressionnants. Environ 900 combattants, 400 à 500 femmes et plus de 1 000 enfants, originaires de 44 pays, étaient alors détenus par les forces kurdes, selon Abdulkarim Omar, responsable des relations extérieures de la Syrie du Nord. Les hommes sont gardés dans des prisons, les femmes et enfants sont placés dans des camps fermés, dont celui de Roj, à proximité de la frontière irakienne. Ils ont été capturés au fil des combats visant à chasser les jihadistes de l’EI de l’Est syrien.

«Zone de sécurité»

Leur nombre a brutalement augmenté ces dernières semaines avec la reprise des dernières villes contrôlées par Daech dans le Sud-Est, le long de l’Euphrate. Problème : le Kurdistan syrien, aussi appelé Rojava, n’est pas un Etat, mais un territoire quasi autonome. Le parti qui l’administre, le PYD (Parti de l’union démocratique), est directement lié au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), considéré comme terroriste par l’UE et les Etats-Unis. En outre, son système judiciaire n’est pas adapté pour juger des jihadistes étrangers. Les conflits se règlent en général par médiation et non via un jugement comparable à celui émis par un tribunal français ou européen. La situation s’est encore compliquée avec la perspective du retrait des soldats américains, qui représentent environ 2 000 hommes, essentiellement des forces spéciales. Leur présence dans la région empêche aussi bien le régime syrien que la Turquie d’intervenir au Rojava. Depuis la déclaration de Trump, Ankara a affirmé à plusieurs reprises qu’il allait lancer une offensive pour chasser le PYD et sa branche armée, le YPG (Unités de protection du peuple), qui opèrent le long de la frontière et milite pour la création d’une «zone de sécurité» de plus de 30 kilomètres de large. Une option rejetée par les Kurdes, qui ont réclamé le déploiement d’une force internationale. «La promesse d’une zone de sécurité doit se réaliser dans quelques mois. Sinon, nous la créerons nous-mêmes», a de nouveau menacé le 25 janvier le président turc, Recep Tayyip Erdogan. Pour éviter un assaut de l’armée turque, les Kurdes peuvent tenter de négocier un accord avec le régime de Bachar al-Assad. Dans les deux cas, le sort des jihadistes étrangers serait des plus flous. Les Kurdes ont prévenu qu’ils ne pouvaient pas garantir qu’ils ne s’échapperaient pas. Une situation que les autorités françaises veulent désormais éviter à tout prix.