Source: FigaroVox

FIGAROVOX/ENTRETIEN – Il y a eu un dysfonctionnement manifeste à Saint-Etienne-du-Rouvray, remarque Charles Brisard. Mais des lois d’exception sont inutiles, car la clé de voûte de la législation antiterroriste repose déjà sur son caractère préventif.


Jean-Charles Brisard est président du Centre d’analyse du terrorisme (CAT).


FIGAROVOX. – Que vous inspire le mode opératoire de la prise d’otage de Saint-Étienne-du-Rouvray? Peut-on parler d’une certaine forme de djihadisme de proximité à la fois décentralisé, artisanal et diffus?

Jean-Charles BRISARD. – Cet attentat illustre parfaitement la réalité à laquelle nous sommes confrontés: une menace protéiforme, diffuse, éclatée, insaisissable et largement imprévisible. Le mode opératoire rudimentaire, que nous avions déjà observé dans le passé, notamment à St Quentin Fallavier en Juin 2015 ainsi qu’à Magnanville en Juin 2016, est conforme aux instructions et à la signature de l’Etat Islamique. Le caractère rudimentaire de ces attentats constitue un puissant facteur de mobilisation pour des sympathisants extrêmement réactifs aux mots d’ordre de l’organisation.

J’ajoute que les auteurs de cet attentat, tous deux candidats au djihad, avaient été empêchés de se rendre sur le

théâtre des opérations terroristes en Syrie et en Irak, et ont finalement opté pour une action dans leur propre pays. Cette situation s’était déjà produite en septembre et octobre 2014 au Canada et en Australie avec des individus à qui l’on avait confisqué leur passeport. Le passage à l’acte d’individus frustrés de ne pouvoir se rendre dans la zone syro-irakienne ne peut être négligé, d’autant qu’à ce jour 366 ressortissants ou résidents français font l’objet d’une interdiction de sortie du territoire (IST). Nous risquons de voir se reproduire de telles actions de la part d’individus dans cette situation, d’autant plus qu’elles correspondent aux mots d’ordre de l’État Islamique. Son porte-parole, Abou Mohammed al-Adnani a ainsi appelé au mois de mai les sympathisants de l’organisation à frapper dans leur pays respectif avec cette formule: «Si les portes de la hijra (émigration) vous sont fermées, ouvrez-leur les portes du djihad».

Mis en examen en 2015, Abdel Kermiche avait été libéré cette année, assigné à résidence sous surveillance électronique. Peut-on parler de faille sécuritaire ou judiciaire et comment réagir?

Il s’agit à l’évidence d’un dysfonctionnement. Quelles que soient les raisons invoquées par l’intéressé à l’époque, notamment son projet de réinsertion, un individu qui a tenté à deux reprises de rejoindre le théâtre

des opérations terroristes, y compris en utilisant la ruse (l’usage du passeport d’un proche) alors qu’il était sous contrôle judiciaire et mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, a clairement manifesté sa détermination à quitter le territoire national pour combattre à l’étranger. Il devait être maintenu en détention provisoire et en aucun cas remis en liberté, dès lors qu’il n’était pas susceptible de satisfaire aux garanties de représentation. Les magistrats doivent impérativement intégrer dans leur analyse les indices qui rendent peu probable un quelconque repentir. La législation antiterroriste française permet de neutraliser préventivement et judiciairement de tels individus, c’est même la clé de voûte de tout l’arsenal antiterroriste français, étendu par la loi du 13 novembre 2014 aux actes terroristes individuels. Encore faut-il appliquer la loi dans sa plénitude. Au-delà de ce cas particulier, tout ce qui sera fait pour limiter davantage les possibilités de remises et d’aménagement de peines et de détention en matière terroriste est non seulement souhaitable mais nécessaire.

Depuis les événements de Nice, le rythme des attentats s’accélère. Comment analysez-vous cette dynamique?

La multiplication des actes terroristes en Europe correspond à une forme de terrorisme épidémique, alimentée par la propagande des uns et les passages à l’acte des autres, dans une dynamique d’émulation mimétique. L’État Islamique, au contraire d’al-Qaïda, est une organisation «attrape tout», chacun à son niveau et quels que soient ses moyens, peut être reconnu comme un «soldat du Califat». C’est précisément ce que redoutent les

services de renseignement occidentaux et ce qu’encourage la propagande de l’État Islamique depuis 2014. Nous sommes aujourd’hui confrontés à deux types de menaces: celles d’attentats majeurs, conçus et planifiés de l’extérieur par une organisation structurée pour frapper en Europe, et son prolongement intérieur, celles d’attentats nourris par cette propagande, perpétrés avec des moyens artisanaux et des préparatifs rudimentaires. Les deux menaces sont en réalité intimement liées car des djihadistes francophones, et pour certains, français, ont aujourd’hui un rôle central dans la direction et la supervision des opérations extérieures de l’État Islamique en Europe. De même, ceux qui incitent et inspirent les passages à l’acte individuels à travers les canaux de diffusion et les organes de presse de cette organisation, sont également francophones et français.

La lutte contre le terrorisme est aujourd’hui la première préoccupation des Français. Des lois d’exception contre le terrorisme islamiste pourraient-elles être légitimes et efficaces?

Je crois par principe qu’il faut repousser tout ce qui ferait le jeu de nos ennemis et ferait qu’un pouvoir, quel qu’il soit, cédant à la panique, tombe dans le piège que nous tendent les terroristes, alimentant davantage leur propagande et accroissant leur force d’attraction. Gardons à l’esprit l’exemple américain de la guerre contre le

terrorisme de l’après 11 Septembre et sa myriade de lois et de mesures d’exception, qui n’ont en rien réduit le risque terroriste mais qui en revanche ont eu pour corollaire direct des conséquences durables sur l’image de l’Amérique dans le monde tout en alimentant la propagande des groupes terroristes. Dans les années 80 et 90 la France a affronté deux vagues terroristes d’ampleur en adaptant sa loi pénale à la spécificité terroriste, mais sans jamais céder à l’arbitraire. Ce qui distingue le terrorisme d’aujourd’hui du terrorisme d’hier n’est pas sa nature mais son ampleur. Dans le contexte actuel, la seule idée que la loi pourra écarter le risque terroriste est illusoire, elle pourra tout au plus le limiter. Nous sommes face à une idéologie djihadiste qui est désormais ancrée avec un risque terroriste inscrit dans le long terme. Outre le nombre d’individus s’étant rendu sur zone (plus de 1.200), plusieurs milliers d’individus radicalisés sont présents sur le territoire national. Depuis 2012, six lois ont été adoptées pour renforcer la lutte contre le terrorisme, soit plus d’une par an, sans compter les lois relatives à l’état d’urgence et à sa prorogation. Aucun gouvernement n’avait autant légiféré dans ce domaine sous la Vème République, adaptant progressivement nos outils à la menace. De nombreux dispositifs ne sont toujours pas en vigueur faute de décrets d’application. Commençons déjà par appliquer la loi dans sa plénitude. Cela passe également par une fermeté absolue de l’ensemble de la chaîne pénale. Il n’existe pas de solution miracle et la rhétorique de la formule masque autant notre inertie analytique et notre incapacité à analyser froidement le risque terroriste que notre frénésie législative occulte notre absence de stratégie et notre difficulté à nous adapter à la réalité de la menace terroriste actuelle

This post is also available in: French